Algues vertes : Condamnation pour carence fautive de l’Etat et reconnaissance du préjudice écologique

Dans un jugement inédit du 18 juillet 2023, le Tribunal administratif de Rennes a reconnu le préjudice écologique du fait des atteintes portées à la biodiversité de la réserve naturelle de la Baie de Saint-Brieuc par les amas persistants d’algues vertes et condamné la carence fautive du préfet des Côtes-d’Armor.

La prolifération massive d’algues vertes pollue depuis les années 1970 de nombreux sites de la côte bretonne. Ces échouages d’algues vertes, également appelés « marées vertes », ont des conséquences importantes en termes de santé, de coûts et d’image pour les zones concernées et la Bretagne. Il convient ainsi de rappeler les décès accidentels d’un coureur à pied à Saint-Michel-en-Grève en 1989 et à Hillion en 2016, de chiens sur une plage d’Hillion en 2008, d’un salarié chargé du transport d’algues vertes à Binic en 2009, d’un cheval à Saint-Michel-en-Grève la même année, suivie de l’hospitalisation de son cavalier ou encore de la mort de sangliers en juillet 2011 dans l’estuaire du Gouessant dans les Côtes d’Armor.

La prolifération et l’accumulation des algues vertes sont dues à la conjonction de trois facteurs :

  • Présence de nutriments (azote et phosphore) en quantité suffisante
  • Température de l’eau et éclairement suffisants : les baies sableuses peu profondes sont des sites particulièrement favorables aux marées vertes
  • Une géographie propice au confinement de la biomasse formée et des nutriments : les baies fermées ou à confinement dynamique par la marée

Les amas d’algues en décomposition émettent des gaz toxiques à forte concentration, notamment de l’hydrogène sulfuré. Dans certaines situations les émissions de certains amas peuvent amener à une concentration locale pouvant présenter un risque sanitaire, en cas d’exposition pendant une durée suffisamment longue.

Un consensus scientifique concernant l’analyse des marées vertes

La résorption des quantités d’azote épandues sur les terrains agricoles bretons depuis cinquante ans est un phénomène lent et soumis à la contingence des aléas climatiques. Mais elles sont également dues aux limites intrinsèques de la politique de lutte contre les algues vertes, et en particulier la difficulté à réorienter efficacement les pratiques agricoles vers des usages plus vertueux, dans le contexte de production agricole intensive développée en Bretagne à partir des années 1960.

La communauté scientifique est désormais en phase sur le fait que la prolifération des algues vertes en Bretagne est la conséquence d’un phénomène d’eutrophisation des eaux littorales, due à des apports excessifs de nutriments (azote et phosphore) en provenance des fleuves côtiers, conjugués à une morphologie spécifique des baies concernées.

Les travaux scientifiques montrent que l’azote (nitrates d’origine agricole, utilisés en tant que fertilisants) présent dans les baies bretonnes est à plus de 90 % d’origine agricole et est la première cause du développement des algues vertes. Le développement notamment dans la région Bretagne d’une agriculture intensive en général, et d’un système d’élevage industriel en particulier, ont joué un rôle prépondérant dans le développement des algues vertes (apport d’engrais minéraux, épandage d’effluents d’élevage comme le lisier ou le fumier).

Etant donné que les flux de nitrates transitent par les sols, puis les nappes d’eau souterraines, avant de rejoindre les cours d’eau, le temps de réponse des milieux est d’environ 10 ans en moyenne. Ainsi, les teneurs en nitrates enregistrées aujourd’hui sont, pour l’essentiel, le résultat d’actions menées lors de la décennie précédente

La prolifération des algues vertes sur certains zones géographiques sont des espaces sensibles en matière de salubrité publique car elles peuvent s’avérer dangereuses pour la faune et la flore, les promeneurs et les pêcheurs à pied, compte tenu du risque d’émanations d’hydrogène sulfuré résultant du mélange de vases et d’algues accumulées.

Cette prolifération a également un impact sur les écosystèmes. Elle compromet la possibilité de se conformer à la directive cadre 2000/60/CE établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau impose aux pays de l’Union l’atteinte du bon état des masses d’eau côtières en 2027 au plus tard étant précisé que depuis la Directive 91/676/CEE du Conseil, du 12 décembre 1991, concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles, les Etats membres de l’UE doivent limiter, dans les eaux de surface et souterraines, la présence des nitrates, pollution diffuse qui favorise notamment le phénomène de prolifération des algues vertes sur les plages

Un manque de cohérence avec certains volets fondamentaux des politiques agricole, agroalimentaire et environnementale

Dans son rapport de 2021, la Cour des comptes souligne un manque d’implication des filières agroalimentaires dans la prévention des fuites d’azote. Ces filières sont restées à l’écart de la gouvernance, ainsi que des initiatives économiques des territoires pour développer de nouvelles filières ou de nouvelles exigences de qualité. Cette implication est pourtant indispensable et complémentaire des efforts engagés par les exploitants eux-mêmes.

Il est montré une insuffisance des Plans de Luttes contre les Algues Vertes (PLAV) qui sont déclinés en trois axes :

  • un volet préventif visant à réduire les flux d’azote vers les baies, qui concentre l’essentiel des financements via des aides aux agriculteurs
  • un volet curatif de ramassage systématique des algues vertes échouées sur les plages
  • un volet scientifique afin d’encourager la recherche sur la prolifération et la valorisation des algues vertes.

En effet, les plans de lutte fonctionnent sur la base du volontariat, les agriculteurs des baies concernées s’engagent contractuellement sur un plan d’actions visant à améliorer leurs pratiques agricoles et bénéficient à ce titre des actions de conseil et des aides apportées dans le cadre des chantiers collectifs. La dynamique de volontariat sur laquelle se fonde le PLAV semble avoir atteint ses limites

Par ailleurs, le manque de cohérence entre la politique d’instruction et de contrôle des exploitations agricoles et la lutte contre la prolifération algale se traduit par une faible qualité des dossiers de demande d’autorisation pour la création ou l’extension d’élevages et par un manque d’outils pour l’instruction de ces dossiers. En outre, le nombre de contrôles réalisés dans les bassins versants algues vertes a connu une très forte réduction depuis 2010.

La reconnaissance du préjudice écologique du fait des algues vertes

En 2020, l’association Sauvegarde du Trégor-Goëlo-Penthièvre a alerté le préfet des Côtes-d’Armor des conséquences délétères des marées vertes pour la biodiversité de la Baie de Saint-Brieuc, après avoir relevé que l’année 2019 avait été particulièrement catastrophique en raison d’une apparition précoce du phénomène et de l’accroissement de la surface couverte par les ulves (espèce opportuniste adaptée au milieu).

Faisant valoir que la présence persistante d’algues vertes sur le littoral, et notamment dans la Baie de Saint-Brieuc, génère un dommage environnemental qui résulte de la carence du préfet des Côtes-d’Armor dans l’exercice de ses pouvoirs de police, l’association lui a demandé, en conséquence, d’adopter toute mesure administrative contraignante propre à mettre un terme au préjudice dénoncé, de procéder à la réparation du préjudice écologique subi par les écosystèmes de la Baie de Saint-Brieuc et de l’indemniser du préjudice moral subi.

En l’absence de réponse du préfet des Côtes-d’Armor, l’association Sauvegarde du Trégor-Goëlo-Penthièvre a ester en justice pour rechercher la responsabilité de l’Etat au titre de la carence fautive du préfet dans l’exercice de son pouvoir de conservation de la biodiversité présente dans la réserve naturelle de la Baie de Saint-Brieuc et demande au tribunal de condamner l’Etat à réparer en nature le préjudice écologique qui en résulte.

Le Tribunal administratif de Rennes dans son jugement du 18 juillet 2023, rappelle sur le fondement de son jugement :

L’article 5 de la Charte de l’environnement : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. ».

L’article L. 332-1 du code de l’environnement : « I.- Des parties du territoire terrestre ou maritime d’une ou de plusieurs communes peuvent être classées en réserve naturelle lorsque la conservation de la faune, de la flore, du sol, des eaux, des gisements de minéraux et de fossiles et, en général, du milieu naturel présente une importance particulière ou qu’il convient de les soustraire à toute intervention artificielle susceptible de les dégrader. ».

L’article L. 332-2 du code de l’environnement « I. – Le classement d’une réserve naturelle nationale est prononcé pour assurer la conservation d’éléments du milieu naturel d’intérêt national ou la mise en oeuvre d’une réglementation européenne ou d’une obligation résultant d’une convention internationale. (…) ».

De l’articulation de ces textes, les juges retiennent que la carence fautive du préfet des Côtes-d’Armor dans la mise en œuvre des pouvoirs qui doivent permettre d’assurer la préservation effective de la biodiversité de la réserve naturelle de la Baie de Saint-Brieuc

Au surplus, le tribunal à l’appui de l’article 1246 du code civil qui énonce que « Toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer. », de l’article 1247 du même code qui précise que : « Est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. » et enfin de l’article 1248 qui dispose que : « L’action en réparation du préjudice écologique est ouverte à toute personne ayant qualité et intérêt à agir, telle que l’Etat, l’Office français de la biodiversité, les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné, ainsi que les établissements publics et les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d’introduction de l’instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l’environnement. » retient que les atteintes portées à la biodiversité de la réserve naturelle de la Baie de Saint-Brieuc par les amas persistants d’algues vertes constituent un préjudice écologique

En conséquence, le tribunal enjoint le préfet des Côtes-d’Armor de prévoir, dans un délai de quatre mois des prescriptions, applicables aux installations classées pour la protection de l’environnement à l’origine des fuites d’azote dans le milieu naturel, propres à limiter l’apport azoté total dû aux engrais aux besoins des cultures afin de permettre une réduction effective du phénomène d’eutrophisation, selon des seuils conformes aux préconisations scientifiques.

Le tribunal ordonne également le préfet des Côtes-d’Armor de programmer un contrôle périodique de l’ensemble des exploitations agricoles situées sur le territoire de la réserve naturelle de la Baie de Saint-Brieuc, en application de ses pouvoirs de police des installations classées pour la protection de l’environnement

Des leviers identifiés pour renforcer et étendre l’action engagée

Les analyses issues de l’évaluation et les cahiers territoriaux permettent de déterminer des pistes d’évolution, qui sont autant de conditions de la réussite de la lutte contre la prolifération des algues vertes

En ce sens, cinq orientations doivent être rapidement mises en œuvre :

  • Etendre la lutte contre la prolifération des algues vertes au-delà des huit  baies bretonnes concernées par les plans de lutte en ayant recours aux outils de droit commun que sont les contrats territoriaux pour la mise en œuvre des schémas d’aménagement et de gestion des eaux
  • Définir des objectifs évaluables et en suivre la réalisation à l’échelle des bassins versants
  • Dans le cadre de la prochaine programmation de la politique agricole commune, redéfinir les leviers incitatifs au changement des pratiques et des systèmes agricoles : prévoir des mesures adaptées à la lutte contre les fuites d’azote, suffisamment incitatives et accessibles à tous les types d’orientations et de cultures agricoles
  • Mobiliser les leviers du foncier agricole et des filières agroalimentaires : conditionner les aides accordées aux entreprises des filières agroalimentaires à des engagements sur la prévention des fuites d’azote et intégrer dans les outils de certification environnementale l’exigence de pratiques de fertilisation à très faibles fuites d’azote
  • Adapter et faire respecter la règlementation : cibler les contrôles d’exploitations sur les bassins versants les plus contributeurs en azote

Sources

Rapport de la Cour des comptes du 2 juillet 2021 portant évaluation de la politique publique de lutte contre la prolifération des algues vertes en Bretagne
Rapport de la Commission des Finances du Sénat du 26 mai 2021, Algues vertes en Bretagne : de la nécessité d’une ambition plus forte
Synthèse de l’Expertise scientifique collective CNRS – Ifremer – INRA – Irstea de septembre 2017 , L’eutrophisation : manifestations, causes, conséquences et prédictibilité
Plan de lutte contre les algues vertes du Conseil Général de l’agriculture, de l’alimentation et des espaces ruraux du 5 février 2010
Communiqué du Conseil scientifique de l’environnement de Bretagne de septembre 2009
Les algues vertes de Inès Léraud et Pierre Van Hove, Editions Delcourt, 2019
Rapport de GreenPeace de juillet 2019, De l’élevage industriel aux algues vertes en Bretagne, les errements de la politique agricole


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